Jennifer Alleyn
Suspension
« Toute oeuvre achevée est le masque mortuaire de son intuition. »
Walter Benjamin.
Le corpus de l’exposition Suspension se tient à juste distance de l’émotion et de la métamorphose, donnant à voir la mise en forme d’un état psychique. Le titre Suspension renvoi à l’interruption du dialogue, à l’état d’attente dans laquelle se met immédiatement l’émetteur d’un message. À notre époque de messages textes et de courriels, le sentiment de suspension est omniprésent et constitue un paradoxe, puisqu’il n’est plus l’état du receveur, mais celui de l’émetteur-receveur, pris dans un mouvement de va-et-vient, et d’expectative, due à l’immédiateté de la communication. Pouvant voir si l’autre a lu, vu, le message, le sentiment est amplifié et complexifié par les multiples façons de communiquer.
Cet état d’attente caractérise notre époque, où se multiplient les fils de « discussion en cours », nourris par nos courroies de transmission technologique, offrant une communication à la fois continue et constamment interrompue, créant un état de suspension quasi permanent.
Les oeuvres proposées ici, abordent cette question en explorant la forme épistolaire électronique, par le biais du courriel (ici sans cesse modifié et réécrit) et également, par son pendant physique, la missive papier. Reprenant l’idée de la tentative maintes fois renouvelée, La Mue présente une collection de tentatives d’écriture, consignées sur divers supports papier et cousus ensemble, pour défier la fragilité de l’éclatement. Fragmentation et virtualité, qualités de notre époque, concourent à la menace d’une perte de mémoire. Les oeuvres encapsulent le désir et la volonté d’exprimer, mouvement sans cesse retenu dans la sphère de l’intime. D’abord exposées en Suisse, dans le cadre d’une exposition collective intitulée Zone poreuses, à la Galerie C de Neuchâtel, les pièces La Mue, 2016 et Respondere 2016, seront ici mises en dialogue avec 12 nouvelles oeuvres de Jennifer Alleyn conçues spécifiquement pour le nouvel accrochage.
“LA MUE” de Jennifer Alleyn
Ce lit de Jennifer Alleyn est une bête, c’est un animal qui bouge et respire, il est revêtu d’une peau, la peau est faite de mots, les mots sont cousus de fil blanc et soigneusement assemblés en un courtepointe, ce ne sont ni des bons mots ni des mots d’ordre, ce sont des mots de désir d’angoisse d’espoir de reproche et de douleur, tout cela que devient l’amour fou une fois brutalement stoppé. Tout ce qui, avant, nous réconfortait, nous consolait, nous rassurait, nous réchauffait, nous permettait de dormir tranquille et d’avoir confance en nous, s’est mué, oui c’est le cas de le dire, en
incertitude, ou plutôt en certitude du contraire, oui par le simple effet des mots chaque chose se transforme en son opposé diamétral : l’amour en abandon, le sommeil en veille, la joie en chagrin, la sécurité en insécurité. Le lit où vous dormiez, où vous vous caressiez et vous léchiez, le lit où vous rigoliez et chuchotiez et rêviez dans les bras l’un de l’autre est devenu lit de solitude et d’insomnie où bruissent, résonnent et ricochent
les mots inutiles et dérisoires, têtus pourtant.
Jennifer Alleyn réalise là un geste complexe et magnifique : au lieu de s’enfermer sur sa peine, elle la fait s’épanouir telle une fleur géante ; au lieu de la garder violemment privée, elle la rend violemment publique. Elle nous invite non seulement à la connaître mais à nous y reconnaître – puisqu’aussi bien c’est notre présence à nous, notre chaleur et notre mouvement à nous qui font onduler la peau de la bête. Nous nous approchons, nous penchons, déchiffrons les mots, et l’animal réagit, respire, miroite ; nous lisons le lit mais le lit nous lit aussi, il nous scrute et nous interprète à sa
manière. Il se fait lit de rivière, rivière en cru, en mue, et nous nous mettons à nager dedans, à nous y noyer avec gratitude, et, peu à peu, à force de lire ce lit et d’être par lui lus, nous comprenons que cette Mue est en fait une double métaphore. Métaphore de l’amitié, entre femmes surtout car celles-ci, traditionnellement, mieux que les hommes, ont su surmonter leurs peines en les partageant, par exemple en cousant collectivement des patchworks ; métaphore de la création artistique aussi, car transformer un amour en miettes en couverture chaude et colorée célèbre la
sublimation qu'est l’art depuis la nuit des temps : alchimie qui, de la boue des malheurs, fait l’or de la beauté.
On pressent aussi, instinctivement, que cet animal-lit va bientôt s’ébrouer, que cette peau que l'on a fait nôtre dans un festival d’émotions allant de la tendresse au rire en passant par les larmes et l’amertume, va tomber, se déssecher, s’évaporer et disparaître. Un temps, le lit-bête sera nu et vulnérable mais, peu après, il acquerra une peau nouvelle qui lui permettra d’exprimer des choses nouvelles. Et, connaissant Jennifer Alleyn et son don pour parler de la perte, du déracinement, de l’oubli, du choc des cultures, du dépaysement et de l’art, je suis très impatiente de les entendre.
- Nancy Huston
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